Triste tigre 

Neige Sinno

P.O.L., 2023

 

La littérature ne m'a pas sauvé

 

L’auteure, qui avait déjà été publiée par des éditeurs plus confidentiels, a mis vingt ans à écrire ce livre essentiel, courageux, militant. Son beau-père l’a violée alors qu’elle avait entre sept et quatorze ans, dans la maison familiale des Hautes-Alpes où vivait cette famille recomposée : sa mère qui n’a rien vu, sa sœur, Rose, et une fille et un garçon, enfants de son beau-père et de sa mère. La grande précarité de cette famille l’a forcée à se taire, car elle ne voulait pas faire exploser cette cellule. Sa mère faisait des ménages et partait très tôt le matin. Son beau-père, qui avait vingt-quatre ans quand il a imposé ces rapports incestueux avec celle qui refusait de l’appeler « papa », et qu’il pensait ainsi forcer à l’aimer, était très charismatique dans sa vie sociale : courageux dans son travail de guide de montagne ou d’ouvrier sur des chantiers, il était irascible dans sa famille, où chacun craignait ses colères et sa tyrannie, « un titan et un minable ». Il aurait voulu imposer aux deux sœurs, dont il n’avait pas choisi les prénoms, des surnoms pour les faire appartenir à son clan : il échoua à les faire devenir « Néné et Roro », mais pour mieux imposer tous ses autres désirs et saccager pour toujours la vie de Neige, dont le prénom évoque l’univers inquiétant des contes de Grimm, la candeur, l’innocence, la page blanche à jamais souillée, déchirée.
Ce texte hybride n’est pas un récit au sens strict, linéaire, téléologique qui finirait par donner un sens à l’innommable, à l’abjection, à l’énigme du mal que suggère si bien le titre, emprunté à un poème de William Blake, « Le Tigre », dans Les Chants d’Innocence et d’Expérience (1794), où cet animal symbolise la cruauté sauvage :
Tigre ! Tigre ! brûlant brillant
Dans les forêts de la nuit,
Quelle main ou quel œil tout-puissant
Fit ta terrible symétrie ?
[…]
Celui qui créa l’agneau t’a-t-il fait aussi ?
Ce poème, qui donne son titre à un chapitre du Livre de la jungle de Kipling, a aussi inspiré Margaux Fragoso pour son livre autobiographique sur sa relation avec un prédateur pédophile, qui avait commencé quand elle avait 7 ans et avait duré quinze ans. Paru aux États-Unis en 2011, Tigre, tigre ! a été traduit en français en 2012. Neige Sinno s’appuie sur des livres, des articles, des émissions de radio, comme le podcast de Charlotte Pudlowski Ou peut-être une nuit, titre lui-même inspiré de la célèbre chanson de Barbara, L’Aigle noir, où l’on a pu lire la transposition des relations incestueuses que lui imposa son père pendant son enfance et qu’elle révéla dans ses Mémoires interrompus, Il était un piano noir, publiés de manière posthume en 1998. Triste tigre tient bien sûr de l’autobiographie, mais conçue comme une « arme » et non comme un processus lénifiant de consolation ou de résilience, notion triomphante aujourd’hui où elle est devenue une doxa, et que Neige Sinno conteste fermement, comme peut le faire Philippe Forest. Un psy, à qui un ami de Neige raconta son histoire et le fait qu’elle lisait désormais « tout le temps », avait prophétisé, en bon lecteur de Cyrulnik qu’elle s’en sortirait « grâce aux livres. » Mais c’est une illusion qu’elle dénonce avec un humour grinçant, qui n’exclut pas la caricature : « Elle sera sauvée par la littérature, c’est sans doute ce qu’il voulait dire, depuis son fauteuil, adossé à la bibliothèque pendant que le tourne-disque jouait à bas volume une symphonie de Mozart. J’ai voulu y croire, j’ai voulu rêver que le royaume de la littérature m’accueillerait comme n’importe lequel des orphelins qui y trouvent refuge, mais même à travers l’art, on ne peut pas sortir vainqueur de l’abjection. La littérature ne m’a pas sauvée. Je ne suis pas sauvée. » Il ne s’agit pas de vanter les vertus thérapeutiques de l’écriture, ce qui ne ferait qu’ajouter au dégoût, ni celles de la psychothérapie ou de la psychanalyse, pratiques trop bourgeoises au regard du milieu d’origine de l’auteure qui explique qu’à sa première lecture de La Place, elle situait les parents épiciers d’Annie Ernaux dans cette catégorie sociale, parce que sa mère l’envoyait faire les courses à l’épicerie du village en demandant un crédit pour pouvoir payer plus tard.
La littérature a partout sa place dans ce livre qui cite Lolita de Nabokov, Le Voyage dans l’Est de Christine Angot, King Kong théorie de Virginie Despentes, L’Adversaire d’Emmanuel Carrère, Souvenirs de la Kolyma de Varlam Chalamov, L’Œil le plus bleu de Toni Morrison ou Une saison de machettesSaint Genet comédien et martyr, éloge de la liberté d’inventer sa vie : « L’important n’est pas ce qu’on fait de nous, mais ce que nous faisons nous-mêmes de ce qu’on a fait de nous. »
Elle s’appuie sur des articles, des statistiques effrayantes, cite la tribune publiée dans Le Monde en mai 1977 qui réclame l’abrogation des lois réprimant les relations sexuelles entre adultes et mineurs signée notamment par Beauvoir, Sartre, Aragon, Barthes, Sollers, Chéreau, Leiris, Michel Foucault et Françoise Dolto. Elle insère des photos d’elle publiées dans la presse locale, à sa naissance en 1977, quand on conteste à ses parents le droit de lui donner cet « adorable prénom », ou en 1993, où on la voit avec sa lampe frontale, après qu’elle a chaviré dans une grotte lors d’une sortie avec le Spéléo-Club. La littérature, les études, l’intelligence en alerte, la volonté de transformer son « je » en « nous », son questionnement sur le livre qu’elle est en train d’écrire, toutes ces réflexions métatextuelles très aiguës qui ne la laissent jamais en repos, sont la lampe frontale avec laquelle elle cherche à éclairer la part obscure en nous, l’énigme du mal. Elle insère des documents comme des lettres reproduites en fac-similé, ou des chiffres accablants. Elle interroge les expressions les plus banales de la langue, comme « laver son linge sale en famille » pour expliquer pourquoi elle a choisi que le procès de son beau-père soit public : « Un procès public pour une affaire de viol sur mineur, ça semble indécent, c’est comme laver sa culotte devant tout le monde. J’avais un peu cette impression quand j’ai fait ce choix au procès, quand j’ai vu tous ces inconnus dans la salle. Pourtant, quand on considère l’ampleur des chiffres des violences intrafamiliales, on se demande ce que signifie encore cette notion de vie privée alors qu’il s’agit en réalité d’un crime systémique commis dans le secret de centaines de milliers de familles. Ce linge sale, cette ignominie, ce n’est pas la mienne, c’est la nôtre, elle est à nous tous. »
On peut seulement regretter devant ce livre qui témoigne de tant d’intelligence, de désir de comprendre, de courage et d’humour aussi, que l’éditeur n’ait pas signalé à l’auteure la lourdeur de certaines phrases ou de certaines constructions, la nécessité de trouver des synonymes à « sexy » ou « glamour » pour donner plus de vigueur à ce livre-manifeste très honnête et qui fera date. « Comme tous les survivants de viol, j’ai du mal à me positionner par rapport à mon apparence physique. » Devant un contenu si grave et douloureux, il est sans doute impossible de faire des remarques de style, sans se voir réduire à une caricature de professeur armé de son stylo rouge. Mais la lourdeur de certaines formulations peut tourner à l’inintelligibilité ou à la faute de syntaxe : « Dans son enquête sur le génocide au Rwanda, Jean Hatzfeld a d’abord recensé l’expérience des victimes, à qui on ne peut pas demander de résoudre l’énigme de la haine dont ils ont été l’objet. » Le travail de l’éditeur n’est-il plus que de soutenir un livre porteur, correspondant à une prise de conscience dans l’air du temps, sans aider l’auteure à le rendre encore plus fort, encore plus efficace, puisqu’elle pose elle-même la question de la langue ? On a, quoi qu’il en soit, envie de lui dire merci pour ce très grand livre, qui permet de lire en soi – selon le modèle proustien –, de donner une forme à l’innommable, et de penser le mal : « Mes propos seront interprétés, déformés, délirés. Ils se combineront avec d’autres idées. C’est la seule façon qu’a la pensée de se reproduire vraiment, pas par rhizome ni racine mais par une pollinisation aléatoire. »

 

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Cette chronique est parue dans le numéro 51